Publié le 12 mars 2024

On pense souvent que le MuCEM est une fenêtre ouverte sur les civilisations de la Méditerranée. Et si c’était l’inverse ? Cet article révèle comment le célèbre musée marseillais, de son architecture à ses expositions sur le football ou les objets du quotidien, est en réalité un miroir tendu à la France. Il n’expose pas tant la Méditerranée qu’il ne dissèque les fractures, les tensions et les questionnements profonds de notre propre identité nationale contemporaine.

Qu’est-ce que l’identité française aujourd’hui ? La question, aussi vaste que sensible, infuse les débats publics, les repas de famille et les programmes politiques. On la cherche dans l’histoire, la laïcité, la gastronomie. Mais si l’un des meilleurs outils pour la comprendre se trouvait non pas dans un livre d’histoire, mais face à la mer, à Marseille ? Au premier abord, le MuCEM – Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée – semble avoir une vocation claire : célébrer le riche patrimoine du bassin méditerranéen. C’est une promesse de voyage, de soleil et de vestiges antiques.

Pourtant, cette vision est une simplification, une carte postale qui cache l’essentiel. Car en y regardant de plus près, le MuCEM se révèle être bien plus qu’un conservatoire de cultures voisines. Il agit comme un sismographe des tensions qui parcourent la société française. Il ne nous parle pas seulement des autres, il nous parle de nous. Mais si la véritable clé n’était pas de voir le MuCEM comme une destination exotique, mais comme un laboratoire sociologique à ciel ouvert ? Si chaque exposition, chaque objet, chaque pan de son architecture était un prétexte pour questionner nos propres contradictions ?

Cet article propose de déconstruire le mythe. Nous allons voir comment le choix de Marseille, l’audace de son architecture, ses expositions sur des sujets aussi inattendus que le football ou les objets kitsch, et même sa manière de décevoir les attentes touristiques, font du MuCEM un miroir sans concession de la France du XXIe siècle. Un miroir de ses fractures, mais aussi de ses possibles réconciliations.

Pour explorer cette thèse, cet article se penche sur les différentes facettes du musée qui révèlent son rôle de miroir social. Nous analyserons comment son implantation, son bâtiment et ses collections dialoguent avec les grands débats qui animent la France.

Pourquoi le MuCEM ne pouvait être qu’à Marseille : la ville-laboratoire de l’identité française

Le choix de Marseille pour accueillir le MuCEM n’est pas un simple détail géographique ou une ode à son port historique. C’est un acte politique fondateur. Marseille n’est pas une vitrine apaisée de l’identité française ; elle en est le laboratoire bouillonnant et contradictoire. Ville la plus ancienne de France, porte d’entrée de vagues successives d’immigration, elle concentre à elle seule les défis et les tensions qui traversent tout le pays : la cohabitation des communautés, le choc entre une pauvreté endémique et une gentrification galopante, la quête d’une identité plurielle.

Installer le MuCEM ici, c’est donc refuser une vision parisienne et centralisée de la culture pour la plonger au cœur des réalités sociales. L’inauguration du musée en 2013, symbole d’une rénovation urbaine et d’une ambition internationale, ne peut être dissociée des drames qui secouent la ville. L’effondrement des immeubles de la rue d’Aubagne en 2018, à quelques pas des zones touristiques réhabilitées, a mis en lumière ce paradoxe. Comme le souligne une analyse des batailles urbaines marseillaises, la ville est le théâtre d’une lutte entre la création d’une vitrine pour les touristes et les investisseurs, et l’abandon de pans entiers de sa population historique.

Le MuCEM est au cœur de cette tension. Il est à la fois un acteur de cette gentrification, attirant un nouveau public sur le front de mer, et un lieu qui, par ses thématiques, donne la parole aux cultures populaires et minoritaires. Il ne pouvait être qu’à Marseille, car c’est la seule ville de France où un musée national peut être confronté en permanence et de manière aussi directe aux fractures sociales et identitaires qu’il prétend explorer. Il n’est pas posé sur la ville, il est de la ville, avec toutes ses contradictions.

Ces murs qui nous parlent : ce que l’architecture du MuCEM nous dit de notre rapport à la Méditerranée

L’architecture du MuCEM, signée Rudy Ricciotti, est bien plus qu’une prouesse technique ; c’est un manifeste. Le bâtiment n’est pas un simple contenant, il est le premier objet de la collection et le premier discours tenu au visiteur. Sa caractéristique la plus célèbre, cette résille de béton qui l’enveloppe comme une mantille, est un véritable « geste politique », pour reprendre les mots de son architecte.

Ce choix de matériau n’a rien d’anodin. Ricciotti explique que transformer le « béton fibré à ultra-haute performance », ce matériau souvent associé au brutalisme des grands ensembles de banlieue, en une dentelle délicate et ajourée est une déclaration. Comme le précise l’architecte dans des interviews lors de l’inauguration, il s’agit de prendre le matériau des « pauvres » et de lui donner la noblesse d’une œuvre d’art méditerranéenne. C’est une métaphore de la réhabilitation, de la transformation et de la reconnaissance.

Détail architectural de la résille de béton du MuCEM créant des jeux d'ombres et de lumière sur la façade

Cette peau de béton, qui filtre la lumière crue du sud sans jamais l’occulter, nous parle de notre rapport complexe à la Méditerranée. Elle symbolise un lien qui n’est pas une transparence naïve, mais un jeu d’ombres et de lumière, de ce qui est montré et de ce qui est caché. Elle évoque les moucharabiehs, mais avec le matériau de la modernité occidentale. C’est une architecture du « et » plutôt que du « ou », qui refuse de choisir entre l’ici et l’ailleurs, entre la tradition et l’innovation. En cela, elle reflète parfaitement l’identité française contemporaine, faite de strates multiples et d’héritages entremêlés qui cherchent à former un tout cohérent.

Le foot, c’est plus que du sport : comment une expo du MuCEM a réussi à parler d’intégration et d’identité nationale

En 2017, le MuCEM a franchi un pas audacieux en consacrant une exposition majeure non pas à la poterie grecque ou à l’artisanat ottoman, mais au football. Pour certains, le choix a pu sembler trivial. Pour le musée, c’était une évidence : « Le football est le miroir de nos sociétés », comme le rappelait son commissaire. En s’emparant de ce sport, le MuCEM a trouvé le véhicule parfait pour aborder de front certaines des fractures les plus sensibles de la société française.

L’exposition « Nous sommes Foot » n’était pas une simple célébration du ballon rond. C’était une analyse sociologique qui utilisait le sport comme une loupe pour examiner les questions d’identité, d’immigration et d’intégration. Comme le rapporte une analyse de l’événement par France 24, l’exposition n’a éludé aucun sujet polémique. Elle est revenue sur l’euphorie ambiguë de la France « Black-Blanc-Beur » de 1998 et sa récupération politique, sur les débats houleux concernant les quotas de joueurs binationaux dans les centres de formation, ou encore sur la manière dont les origines des joueurs sont constamment scrutées et commentées.

En faisant cela, le MuCEM a démontré qu’il n’était pas un sanctuaire déconnecté du monde, mais une agora, un lieu de débat. Il a utilisé un objet de la culture populaire, partagé par des millions de Français de toutes origines, pour poser des questions que l’on réserve d’habitude aux plateaux de télévision ou aux essais politiques. Quel autre musée national aurait osé ? Le MuCEM a prouvé que pour parler de la France d’aujourd’hui, de ses espoirs d’unité et de ses tensions communautaires, un maillot de Zidane ou une écharpe de supporter sont des objets aussi pertinents qu’un tableau de maître. C’était l’archéologie du présent en action.

Votre vie est un musée : comment les objets banals du MuCEM nous racontent notre propre histoire

L’une des missions les plus radicales du MuCEM est sans doute sa manière de traiter les objets. Héritier des collections du Musée national des Arts et Traditions Populaires (MNATP), il a reçu une collection massive d’objets du quotidien, loin des trésors archéologiques que l’on associe habituellement à un musée des civilisations. On y trouve des tracteurs, des affiches publicitaires, des ustensiles de cuisine, et même des boules à neige. Et c’est précisément là que le musée agit comme un miroir de notre société.

En choisissant d’exposer ces objets, le MuCEM opère une révolution silencieuse : il patrimonialise le banal. Il déclare que notre histoire collective ne s’écrit pas seulement à travers les œuvres des grands artistes ou les faits des grands hommes, mais aussi à travers les objets modestes qui peuplent nos vies. L’exposition « Populaire ? », ouverte en 2023, en est la parfaite illustration. Comme le relate un reportage de Franceinfo sur cet événement, le musée y présente des objets aussi divers que des symboles kitsch comme les boules à neige de la Bonne Mère, élevés au rang d’objets de patrimoine.

Ce geste est profondément politique. Il remet en cause la hiérarchie culturelle très ancrée en France, qui oppose traditionnellement une culture « noble » et légitime à une culture « populaire » jugée secondaire. En plaçant une mobylette ou une collection de pin’s sous la même lumière qu’une céramique antique, le MuCEM nous dit que toutes ces histoires méritent d’être racontées. Il nous invite à regarder notre propre environnement, nos propres souvenirs, non comme des trivialités, mais comme les fragments d’une histoire collective en train de s’écrire. Votre vie est un musée, et le MuCEM vous en donne le mode d’emploi.

Le piège de la carte postale : pourquoi le MuCEM n’est pas là pour vous faire rêver de la Méditerranée (et c’est tant mieux)

Beaucoup de visiteurs entrent au MuCEM avec une attente précise : un voyage, une évasion, une plongée dans une Méditerranée de rêve, faite de ciel bleu, de vestiges grecs et de douceur de vivre. Or, le musée prend un malin plaisir à déjouer cette attente, et c’est peut-être là sa plus grande force. Le MuCEM n’est pas une agence de voyages. Il refuse le piège de la carte postale pour se confronter aux réalités complexes, voire douloureuses, de la Méditerranée contemporaine.

Cette rupture entre l’attente et la réalité est parfois palpable. Une analyse de la réception des expositions du musée cite ce témoignage révélateur d’un visiteur :

Je venais pour voir de belles choses sur la Provence et je suis tombé sur une expo sur la crise migratoire.

– Visiteur déçu, cité dans une Étude sur la réception du musée

Cette phrase, bien que formulée comme une déception, est en réalité le plus grand compliment que l’on puisse faire au MuCEM. Elle prouve que le musée remplit sa mission : il ne conforte pas les clichés, il les questionne. Il ose parler de la Méditerranée non pas comme un paradis perdu, mais comme un espace de fractures, de migrations, de crises politiques et environnementales. C’est-à-dire, comme un miroir grossissant des enjeux mondiaux qui traversent aussi la société française.

Vue depuis la terrasse du MuCEM montrant le contraste entre la mer touristique et les quartiers populaires de Marseille en arrière-plan

En refusant de n’être qu’un lieu de contemplation esthétique, le MuCEM s’affirme comme un espace civique, un lieu qui nous force à penser. Et c’est tant mieux. Car en nous parlant de la crise migratoire en Grèce ou des révolutions arabes, il ne nous parle pas d’un « ailleurs » lointain. Il nous parle de notre propre rapport à l’autre, de nos peurs, de nos politiques d’accueil, et de la place de la France dans ce monde interconnecté et tourmenté.

Comment comprendre un jardin contemporain quand on n’y voit que de l’herbe folle ? Le guide du visiteur perplexe

La perplexité du visiteur face à une exposition sur la crise migratoire au lieu des paysages provençaux attendus ressemble étrangement à celle du promeneur face à un jardin contemporain. Là où il espérait des parterres de fleurs bien ordonnés, il ne voit que des graminées sauvages, des matériaux bruts, une nature qui semble laissée à l’abandon. Dans les deux cas, la réaction est la même : « Je ne comprends pas », voire « Ce n’est pas de l’art / ce n’est pas un musée ».

Cette réaction est normale, car le MuCEM, comme l’art contemporain, demande au spectateur de faire un pas de côté. Il ne livre pas un message clés en main, il fournit des outils pour décoder le réel. Comprendre le MuCEM, c’est adopter une nouvelle grille de lecture. Ce n’est pas seulement regarder ce qui est montré, mais se demander *pourquoi* cela est montré. Pourquoi le football ? Pourquoi une boule à neige ? Pourquoi cette architecture ? Chaque choix est une question qui nous est posée.

Il faut donc aborder le MuCEM non pas en consommateur de culture, mais en enquêteur. Il s’agit de chercher les liens, de déceler les intentions derrière les objets et les thèmes. Accepter que la beauté puisse résider dans un objet industriel, que l’histoire puisse se nicher dans un maillot de sport, et que le rôle d’un musée n’est pas de conforter nos certitudes, mais de les ébranler. C’est un exercice intellectuel exigeant, mais profondément stimulant, qui transforme la visite en une véritable expérience de pensée.

Votre checklist pour décoder une œuvre complexe (au MuCEM ou ailleurs)

  1. Identifier le contexte : Qui a créé cette œuvre/exposition et quand ? Quel est le lieu ? (Ex: Le MuCEM à Marseille, post-crise financière).
  2. Analyser les matériaux/sujets : Quels sont les éléments utilisés ? Sont-ils nobles ou banals ? (Ex: du béton de banlieue, un thème populaire comme le foot).
  3. Confronter à l’attente : Qu’est-ce que je m’attendais à voir ? En quoi l’œuvre déjoue-t-elle cette attente ? (Ex: Je voulais des antiquités, je vois des objets kitsch).
  4. Chercher l’intention (le « pourquoi ») : Quel message ou quelle question l’artiste/le commissaire a-t-il pu vouloir poser en faisant ces choix ? (Ex: Questionner la hiérarchie culturelle).
  5. Faire le lien avec soi : En quoi cette question résonne-t-elle avec ma propre expérience ou avec la société actuelle ? (Ex: Mon rapport à la culture populaire, le débat sur l’identité).

Quand 1+1 ne fait pas 2 : la bataille des identités au cœur des nouvelles régions touristiques

Le défi du MuCEM – présenter une civilisation « méditerranéenne » qui est en réalité une mosaïque d’identités multiples, parfois rivales – offre une métaphore saisissante d’un autre casse-tête bien français : la création des nouvelles grandes régions. Quand on fusionne l’Alsace, la Lorraine et la Champagne-Ardenne pour créer le « Grand Est », ou le Languedoc-Roussillon et Midi-Pyrénées en « Occitanie », on se heurte à un problème similaire à celui du musée : comment créer un récit commun à partir d’héritages distincts et de fiertés locales farouches ?

Comme au MuCEM, 1+1 ne fait pas toujours 2. L’identité alsacienne ne se dissout pas dans l’identité lorraine ; l’héritage catalan du Roussillon ne fusionne pas naturellement avec celui de Toulouse. On assiste à une bataille des identités où chaque territoire craint de perdre sa spécificité au profit d’un ensemble administratif abstrait. Le MuCEM nous enseigne que la solution n’est pas de gommer les différences pour créer une identité synthétique et artificielle.

Au contraire, le musée réussit en juxtaposant les fragments, en montrant à la fois ce qui unit (certaines pratiques sociales, une histoire d’échanges) et ce qui divise (les conflits, les langues, les religions). Il ne prétend pas qu’un Marocain est un Italien, mais il explore les ponts et les fractures entre eux. Les nouvelles régions pourraient s’inspirer de cette démarche d’« identité-patchwork ». Plutôt que de chercher à tout prix un dénominateur commun, leur richesse réside peut-être dans la mise en scène de leurs propres « fractures » internes, de leurs dialogues et de leurs complémentarités. L’identité du Grand Est n’est peut-être pas une fusion, mais la conversation permanente entre l’Alsace, la Lorraine et la Champagne.

À retenir

  • Le choix de Marseille n’est pas anodin : il ancre le MuCEM au cœur des contradictions sociales et identitaires de la France.
  • L’architecture du musée est un « geste politique » qui utilise le béton des banlieues pour symboliser une réconciliation sociale et culturelle.
  • En s’emparant de thèmes populaires (football, objets du quotidien), le MuCEM se fait le miroir des débats sur l’intégration et la hiérarchie culturelle en France.
  • Le musée refuse la « carte postale » méditerranéenne pour aborder les sujets complexes (migrations, crises), forçant le visiteur à la réflexion plutôt qu’à la contemplation.

Comment marier la carpe et le lapin ? Le casse-tête du marketing touristique des nouvelles régions françaises

Si le MuCEM offre une leçon sur la gestion des identités composites, il est aussi une extraordinaire étude de cas en matière de marketing. Comment réussir à être à la fois une attraction touristique de masse, attirant plus d’un million de visiteurs, et un centre intellectuel exigeant qui refuse la facilité ? C’est le grand écart que le musée a réussi, et dont les nouvelles régions françaises pourraient grandement s’inspirer pour leur propre marketing territorial.

Le « produit » MuCEM marie la carpe et le lapin : un contenant spectaculaire (l’architecture de Ricciotti, la vue sur mer) qui attire le grand public, et un contenu complexe (les expositions sociologiques) qui fidélise un public d’initiés. Le touriste vient pour la photo sur la passerelle et repart en ayant, peut-être sans s’en rendre compte, réfléchi à la crise migratoire. C’est une stratégie brillante qui utilise l’esthétique comme une porte d’entrée vers le fond.

Pour les nouvelles régions, le défi est similaire. Comment vendre l’Occitanie ou la Nouvelle-Aquitaine ? En se basant uniquement sur des images d’Épinal (le cassoulet, les plages landaises) au risque de lasser et d’ignorer la richesse interne ? Ou en ne parlant qu’aux experts de l’histoire locale ? Le MuCEM suggère une troisième voie : utiliser les « icônes » (le contenant) pour amener le public vers la complexité (le contenu). Le marketing du Grand Est pourrait ainsi s’appuyer sur l’image iconique de la cathédrale de Strasbourg pour introduire un récit plus large sur l’Europe, les frontières et les dialogues culturels. Il s’agit de ne pas opposer attractivité grand public et profondeur du message.

Pour dépasser la simple visite, la prochaine étape consiste donc à regarder chaque institution culturelle, chaque monument, non plus comme un but en soi, mais comme une clé pour décrypter la société qui nous entoure. Le MuCEM est une invitation permanente à cette gymnastique intellectuelle.

Rédigé par Léa Moreau, Léa Moreau est une journaliste culturelle et exploratrice urbaine basée à Paris depuis 8 ans. Elle est spécialisée dans la découverte des nouveaux lieux, des quartiers en transformation et de la culture alternative en dehors des circuits touristiques classiques.